Sols en commun

Sols en commun

La question foncière relie un grand nombre de problématiques entre elles, comme l’agriculture, le logement, l’énergie, la mobilité, l’urbanisme. Dans chacun de ces domaines, des politiques et pratiques foncières en commun revisitent les notions d’accès et d’usages, de propriété, de valeur et de transaction, de conservation et de protection des terres.

Parmi la diversité des mécanismes qui composent ces politiques, quelques uns bénéficient déjà d’une certaine notoriété, à l’image d’institutions patrimoniales telles que l’IPHB du Haut-Béarn, des fiducies foncières dans le domaine agricole (dont Terre de Liens est l’emblème), ou encore des Community Land Trusts ou de l’habitat coopératif qui ont déjà une longue histoire dans le domaine du logement.

Simultanément, une myriade de communautés ou collectifs expérimentent des modes originaux de gouvernance du foncier sous forme, par exemple, de propriétés d’usage ou de fondations. Moins connus, leurs motivations sont souvent écologiques, sociales et/ou politiques et se fondent sur une certaine idée de la fonction sociale de la terre et de la nécessité de zones de subsistance autonomes. Ces projets associent parfois la puissance publique pour créer des formules novatrices de partenariats public-communs, mais entrent d’autres fois en conflit avec les autorités concernées.

À l’heure où l’État et les agences parapubliques prétendent concentrer l’essentiel des moyens de l’action publique, la compétence d’urbanisme et d’aménagement du territoire demeure l’un des rares leviers décisionnels accordés partiellement aux institutions communales. Ainsi, les mécanismes de gestion et de gouvernance du foncier en commun, comme le PLU, représentent des espaces à investir pleinement lorsqu’ils existent. Cependant, la plupart de ces mécanismes demeurent à (ré)inventer par les citoyen⋅ne⋅s et les acteurs publics désireux de permettre des usages communs. Les « communaux » renouvelés qui pourront en émerger permettront de se saisir des défis sociaux et écologiques du XXIe siècle.

Contexte et problématiques

La politique foncière municipale consiste d’une part à décider des usages du foncier sur son territoire, et d’autre part à gérer les biens fonciers publics ou propriétés de la ville, qui peuvent d’ailleurs être situés en dehors de son territoire.

L’impératif écologique et social

La transition vers des usages solidaires et écologiques du foncier se joue sur ces deux plans à la fois. Et idéalement, elle devrait être conçue en lien (et dans une perspective de solidarité) avec les territoires qui entourent la ville concernée ou avec lesquels celle-ci partage des enjeux, comme l’alimentation ou la mobilité pendulaire. En pratique, et selon la perspective des communs, la politique foncière municipale permet à la fois : de résoudre les conflits d’allocation du foncier (ressource limitée par nature), et de résister aux effets délétères de la marchandisation du foncier dans le contexte de la financiarisation de l’économie.

Depuis les années 1980, la libéralisation de la finance a en effet entraîné la création d’une économie de rente et la généralisation de la concentration du capital dans les pays moteurs de la mondialisation. Les quatre types de rentes (financière, technologique, spatiale et d’influence) se conjuguent dans les villes sous la forme du processus de métropolisation : concentration urbaine et désertification des espaces alentours, baisse de la population et dépérissement des villes moyennes, ainsi que mise en difficulté du monde rural du fait de chaînes de valeur 1 mondiales qui remettent en question les relations qui existaient entre les mondes urbains et ruraux.

Les villes qui voient une grande partie de leurs politiques déterminées par la métropolisation, font face à l’appauvrissement des périphéries et au renforcement des inégalités par la ségrégation spatiale et les discriminations.

À cela s’ajoute l’enjeu de la prise en compte des dégradations et bouleversements écologiques. Un nombre croissant de nuisances doit être pris en charge collectivement d’une manière ou d’une autre. La gestion des terres contaminées, eaux polluées, centrales nucléaires, infrastructures industrielles 2 a des implications sur le foncier, sa disponibilité et sa valeur dans la mise en compétition des territoires.

La gestion du foncier à elle seule ne pourra pas résorber la fragmentation de la société, le développement de poches de pauvreté, la régression de la protection sociale et la crise écologique. Mais en permettant de sortir une partie de cette ressource des mécanismes d’extraction financière, il sera possible de créer les conditions sinon d’une amélioration, au moins d’une meilleure résistance à la financiarisation de l’économie. Comme l’explique Baptiste Mylondo dans l’enregistrement présenté ci-dessous, la propriété foncière est un pilier central de notre modèle de société et sa fragilisation peut ouvrir des perspectives à l’émancipation collective, vis-à-vis du travail, du mode de vie, de la répartition des richesses et du pouvoir, dans une perspective de communs.

Entretien avec Baptiste Mylondo, par Valentine Porche :

Maîtrise d’usage

D’une manière générale, le foncier fait l’objet de vives tensions. Les antagonismes entre les activités humaines se développent. Dans le monde rural, jusqu’au siècle dernier, le paysage était façonné par l’agriculture, pour le meilleur et pour le pire. Aujourd’hui, la fonction résidentielle, basée sur la patrimonialisation, détermine l’organisation des territoires. Même si des villes sont le terrain de pratiques et de recherches d’alternatives, elles exercent souvent une pression sur leur environnement proche et lointain à travers leurs besoins alimentaires, d’habitat et de production industrielle notamment.

S’il y a donc un enjeu de maîtrise de l’allocation foncière par la communauté, celui-ci ne peut être saisi par la communauté seule sous peine de renforcer l’opposition entre des territoires « servants » et des territoires « servis ». Cela passe notamment par une reconnaissance des communs fonciers afin de laisser davantage de place aux usagers directs de l’espace, c’est-à-dire les habitant⋅e⋅s, dans la prise de décision.
Cet enjeu démocratique se double de la nécessité d’un décloisonnement sectoriel. La politique foncière municipale a une portée importante dans de nombreux domaines de la vie quotidienne des habitants. Elle a des conséquences directes dans de nombreux champs tels que l’habitat, la mobilité, ou la planification industrielle et de l’environnement, mais aussi de manière indirecte dans la santé, l’éducation, l’alimentation, la culture et bien d’autres domaines tels que la gestion de l’eau. La transition vers des politiques foncières en commun implique de dépasser les cloisonnements sectoriels qui structurent encore souvent l’action publique, tant pour l’administration que pour la société civile. À ce titre, le témoignage de Sabine Girard, élue de la commune de Saillans, montre le champ des possibles qu’ouvre la démocratie participative dans la politique foncière d’une commune.

La valeur du territoire

Pour extraire une rente de la ville, le néolibéralisme exerce une forte pression au cœur de l’appareil municipal pour inciter la mise en valeur marketing de la ville, afin d’exister à l’échelle mondiale. Cette pression a une dimension économique visible par exemple lors du financement des projets d’infrastructures. Ceux-ci passent très largement par la marchandisation du foncier à travers les dispositifs de privatisation ou de partenariats publics-privés. Dans certains pays, ces projets prennent des dimensions impressionnantes, comme à Liverpool (Liverpool One), voire extravagantes à Belgrade Belgrade Waterfront ou dans presque toutes les villes hôtes des Jeux Olympiques. De manière générale, cela participe de l’explosion des prix du foncier dans les territoires à forte valeur spéculative, ce qui rend le foncier inaccessible pour la majorité des citoyen⋅ne⋅s et nourrit le marché de l’emprunt bancaire.

Cette pression foncière est également alimentée par de nouveaux modes de production de la ville, qui s’accaparent et détournent la dimension contestataire des communs. Le cas des friches ou des lieux d’occupation transitoires, devenus un préalable à de grandes opérations immobilières spéculatives, est exemplaire.

Éléments de mise en œuvre de politiques foncières en commun

Dans le contexte municipal, le foncier est donc un domaine clé pour transformer collectivement les manières d’habiter, au travers d’un ensemble de mécanismes déjà existants :

Fiducies foncières publiques ou communautaires

Dans le domaine du logement, les Community Land Trust, qui font partie de la famille des fiducies foncières publiques ou communautaires, permettent de faire face à la spéculation foncière et immobilière et à la crise du logement que celle-ci entraîne.

À Bruxelles, le Community Land Trust créé en 2012 est un organisme social immobilier (au statut associatif adossé à une fondation) qui porte des projets de logement perpétuellement abordables, pour des personnes à revenus limités et sur des terrains possédés en commun. Le principe est simple : le sol est la propriété de la communauté, et seuls les logements (les murs) sont vendus. Les prix sont peu élevés car les propriétaires ne paient pas le terrain confié à la fondation par l’État. La revente du logement est possible, mais à un prix encadré afin qu’il reste abordable génération après génération. Dans cette approche, le terrain n’a pas de valeur marchande, et l’accès à un logement abordable et de qualité est un droit fondamental. Habiter ensemble sur un terrain commun devient l’opportunité de tisser de nouvelles solidarités, et de bâtir des quartiers plus inclusifs et résilients.

Inventé aux États-Unis dans les années 1970, ce mode d’organisation de la propriété a été transposé en droit français en 2016, sous le nom d’Organisme Foncier Solidaire (OFS)3. Il est donc désormais possible en France de lancer de tels projets, qui sont appelés à se multiplier. Les villes de Lille et de Rennes sont pionnières sur ces questions. Les cadres de gouvernance en commun demeurent cependant la faiblesse centrale du modèle français jusqu’à présent, qui octroie une primauté décisionnelle aux pouvoirs publics.

La propriété d’usage

La propriété d’usage d’un bien est une forme de propriété légitimée par l’usage de ce bien, plutôt que par la détention d’un titre de propriété marchand. Elle s’appuie sur des montages juridiques qui obligent le collectif d’usagers qui souhaite remettre le bien sur le marché à obtenir l’approbation d’un collectif plus large, composé d’usagers de biens soumis eux aussi au régime de propriété d’usage, et pouvant, chacun exercer un droit de veto. Le collectif qui souhaite rompre le lien de la propriété d’usage doit alors pouvoir transmettre cette propriété d’usage à un nouveau collectif.

Établissement Public Foncier Local

L’Établissement Public Foncier Local (EPFL) permet à une commune de gérer de façon autonome et mutuelle sa stratégie foncière. À titre d’exemple, selon Marc Uhry, à Lyon, les premières opérations permettent d’acheter avec 45% de décote, dans un cadre anti-spéculatif. En réinventant leur rôle autour de la question public-commun et de la transversalité de leur gouvernance, les EPFL pourraient être de véritables outils de co-construction citoyenne des politiques foncières locales.

Conditions de mise en œuvre :

Parmi les conditions identifiées pour permettre la mise en œuvre de politiques foncières en commun, l’un des enjeux paraît être l’accès et la maîtrise des connaissances juridiques pour participer à l’élaboration des politiques de maîtrise d’usage du foncier. En témoigne l’expérience de révision participative du PLU de Saillans dans la Drôme.

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Ressources


  1. chaînes de valeur (voir Wikipédia

  2. Par extension, on peut mobiliser ici la notion de commun négatif commun négatif 

  3. Un organisme de foncier solidaire (OFS) est l’équivalent dans le droit français du Community Land Trust des anglo-saxons. Les OFS sont des organismes obligatoirement « sans but lucratif ». Ils ont pour mission d’acheter et de gérer des terrains (bâtis ou non), pour y réaliser ou réhabiliter des logements accessibles à des prix abordables (il peut aussi s’agir de locaux à usage mixte professionnel et d’habitation). Ces logements peuvent être destinés à la location ou à l’accession à la propriété (comme habitation principale). Le dispositif est conçu pour que ces bas prix soient maintenus sur le très long terme, car obligatoirement repris à chaque nouvelle location ou revente. Source : Wikipédia 

Fiche réalisée par

  • Valentine Porche
  • Marin Schaffner
  • Frédéric Sultan

Publiée le